En des temps très lointains, un roi et une reine eurent une petite fille. Elle naquit avec des dents gigantesques, et dévora l'auguste sein maternel au lieu de le têter.
Se sentant dépossédée de toute féminité, la reine se retira dans un couvent.
Le roi, très attristé par le départ de son épouse (ou peut-être seulement par le départ de la mamelle) , et plein de fureur envers sa vorace progéniture, décida de perdre la toute jeune princesse au fond d'un bois très sombre, et très peuplé de bêtes très féroces.
Il survit à ce drame familial uniquement grâce au soutien des 462 femelles qui constituaient son harem.
La petite, elle, dévorant tout ce qui lui donnait envie, grandit en sauvageonne au fin fond du bois.
A l'orée de ses seize printemps, un jeune et fringant prince vint à passer par là, mi-chassant, mi-déclamant des vers de terre. En marchant. (C'est pourquoi on l'appelle le Prince Marchant.)
Il découvrit la princesse accroupie devant une biche encore frémissante, qu'elle dépeçait à l'aide de ses formidables canines.
Négligée depuis sa naissance, la Belle portait ses longs cheveux emmêlés en dreadlocks, avec des bouts de brindilles et de chair putride, avec de la morve et d' autres matières organiques. Les Twits de Roald Dahl étaient de mine plus avenante. Ses ongles noirs de crasse et d'humus déchiraient la peau de la bête aux grands yeux doux et larmoyants.
Bien que craspouète, le corps de la jeune fille était des plus élégants. Musclée finement, bien proportionnée, et grâcieuse. Tout le charme des félins.
Elle était belle, mordait, vivait en recluse au fond d'un bois : il est évident qu'il fallait l'appeler Belle au Bois Mordant.
Devant ce spectacle saisissant, le Prince fut aussitôt transporté d'amour pour la Belle.
Il voulut l'épouser.
Mais c'est elle qui sauta sur lui. Elle n'avait jamais goûté d'homme.
Partagé entre le ravissement et la crainte pour son intégrité physique, le Prince Marchant se déroba. Il attira la Belle en lui tendant un quartier de biche. (Qui était enfin morte.)
Il la mena ainsi jusqu'au bourg le plus proche où se tenait une foire. Aussitôt qu'il eut repéré la boutique du barbier-chirugien-arracheur-de-dent-boucher, il demanda qu'on arrache les dents de la belle affamée.
Aussitôt dit, aussitôt fait.
La Belle au Bois Mordant n'était plus dangereuse, et le Prince Marchant entrevoyait désormais un avenir paisible et radieux auprès de sa belle sauvage.
C'est ainsi qu'ils se marièrent et firent en sorte d'avoir beaucoup d'enfants.
Sujet: Conte du Prince Marchant et de la Belle au Bois Mordant. 
